Le mannequinat, ce n'est pas fait pour Ji Ah. Il faut dire que du haut de son mètre cinquante-trois, la jeune fille est bien loin de toucher le ciel. Pas que ça la dérange : on dit bien que tout ce qui est petit est mignon. Et mignonne, elle l'est ! Son visage légèrement rond lui donne cette apparence enfantine et innocente qu'elle a du mal à perdre. Elle possède de grands yeux bruns ouverts sur le monde. En vérité, ses yeux peuvent être très troublants, puisqu'ils reflètent son âme et que celle-ci est... changeante. D'une seconde à l'autre, ils peuvent briller de milles feux ou se voiler d'un sentiment de perdition.

On perçoit très bien les émotions de Ji Ah, elle ne sait absolument pas les cacher et a un visage expressif. Ses lèvres fines se tordent souvent en une moue songeuse ou boudeuse, la rendant encore plus adorable qu'elle ne l'est déjà. Parfois, ses cheveux auburn lui tombent devant les yeux, et elle a ce réflexe inconscient de souffler vers le haut pour les enlever.

Il faut savoir que Ji Ah est d'une consistance assez faible, souvent sujette à des migraines qui l'affaiblissent considérablement. C'est pourquoi elle se retrouve régulièrement dans un fauteuil roulant pour pouvoir se déplacer, son corps étant trop chétif pour la supporter. Dans ces moments-là, c'est un visage fatigué qu'elle arbore, les plis de sa bouche tirés vers le bas, ses épaules voutées et les paupières lourdes.

Ji Ah a ce que l'on pourrait appeler plusieurs facettes. Tantôt, il lui arrive d'être une personne infiniment douce, obéissante et agréable à vivre. Parfois, elle semble simplement fragile et perdue, comme un chiot abandonné sous la pluie qui ne demande qu'à être recueilli. D'autres fois encore, elle peut être d'une humeur massacrante, n'hésitant pas à cracher ce qu'elle pense sans prendre de pincettes. En soi, il est très difficile de la cerner, et encore plus de l'apprivoiser. Heureusement, elle est rarement difficile à vivre, cela peut juste surprendre lorsqu'elle fait une crise.

Ji Ah est loin d'être parfaite, et elle en a conscience. Elle n'a pas mauvais fond et a le coeur sur la main, ce qui fait d'elle une personne appréciée. Mais sa condition peut la rendre amère et distante. Lorsqu'elle fait ses migraines et est clouée dans son fauteuil, personne ou presque ne peut l'approcher, à moins d'être franchement masochiste. Certes, elle ne fera pas de mal à une mouche, tout d'abord parce que ce n'est pas son genre, mais également parce qu'elle est trop faible pour cela. Mais attendez-vous à vous faire rembarrer dans les règles de l'art.

Elle dort très peu. En vérité, Ji Ah est tellement effrayée par ses problèmes qu'elle a peur de s'endormir et de laisser sa vie lui échapper. Elle lutte chaque nuit jusqu'à s'écrouler de sommeil sur le livre qu'elle s'évertue à lire pour se tenir éveillée. Son visage est souvent creusé par la fatigue, mais l'énergie qui l'habite atténue ces marques. C'est d'ailleurs parce qu'elle est Donneuse qu'elle arrive à tenir le coup bien qu'elle ne dorme que deux ou trois heures par nuit.

Ji Ah aime lire, énormément. Grâce à ses innombrables nuits blanches, elle a une collection impressionnante d'ouvrages et une culture générale très développée. C'est pour cela qu'elle parvient à réussir tant bien que mal ses examens malgré les journées de cours auxquelles elle ne peut se rendre quand elle est trop faible. Elle est cultivée, mais pas forcément intelligente : elle se situe dans la moyenne et a du mal avec les matières scolaires, préférant s'enrichir de ces choses que l'on n'apprend pas en cours. Hélas, sa culture n'a pas toujours pu la sauver, et elle a été obligée de redoubler par deux fois à cause de ses examens ratés et de ses absences prolongées. De toute façon, elle n'aime pas l'école, elle y est toujours jugée à cause de ses absences et de son âge, et ça lui pèse. Elle va finir le lycée parce qu'elle n'a pas le choix, mais après elle n'ira pas à l'université. Elle ne sait pas encore ce qu'elle fera, surtout que sa mère n'a pas les moyens de lui assurer une vie décente, mais elle avisera le moment venu.

Ji Ah adore sortir également. Se balader, aller au cinéma, n'importe quoi, tant qu'elle en profite. Malheureusement, sa condition le lui permet peu, et elle n'a pas beaucoup d'amis avec qui partager cela. En fait, Ji Ah déteste la solitude par-dessus tout. Son état, c'est comme une prison dorée dans laquelle elle est enfermée, et elle ne supporte pas ça. Ji Ah aime se comparer à un moineau, et si elle ne peut pas voler, elle est infiniment triste.

Je suis née le 21 juin 1993, à Séoul. Ma mère était encore adolescente à l'époque et je n'étais qu'un accident. Un coup d'un soir qui s'est transformé en responsabilité d'une vie. Mais ma mère, même si elle vivait dans un foyer et qu'elle n'avait ni diplôme, ni métier, elle ne m'a jamais abandonnée. Souvent, elle m'a dit que j'étais sa seule réussite, et que si c'était à refaire, elle n'hésiterait pas une seule seconde. Je n'ai jamais eu à me plaindre : ma mère a toujours été là pour moi, malgré les difficultés.


J'avais presque cinq ans lorsque j'ai déclenché le gène. Ma mère n'est pas Twao, mais mes grands-parents en étaient. C'est pour ça qu'elle a fugué à l'âge de treize ans en fait. Elle n'aime pas les Twaos, même si elle ne m'a jamais dit pourquoi. Mais je pense que je l'ai un peu réconciliée avec eux, car elle ne dit plus de mal d'eux. Toujours est-il que ma mère a parfaitement su comment réagir lorsque j'ai manifesté les premiers symptômes. Elle m'a traînée jusqu'à l'Association Twao pour me trouver un receveur et nous y sommes allées en urgence. C'était un garçon qui habitait non loin du petit appartement dans lequel nous vivions. Par la suite, j'étais souvent chez lui, ma mère enchaînant trois petits boulots pour payer le loyer et subvenir à mes besoins. Cela ne dérangeait pas les parents de mon partenaire, ils n'avaient pas de fille et en profitaient pour me pouponner un peu. Je crois qu'à cette époque-là, j'étais heureuse. Mais bon, je n'en suis pas totalement sûre.


La vie de ma mère s'est écroulée ce jour-là. Elle était partie deux semaines à Daegu pour suivre une formation qui lui permettrait d'obtenir un meilleur emploi, avec un salaire suffisant pour que nous puissions vivre normalement. Pendant son voyage, elle m'avait laissée aux soins de la famille de mon partenaire. Seulement, un soir je ne revins pas. Pourquoi ? Je ne sais plus. Ce sont des passants qui m'ont retrouvée, inconsciente dans une ruelle. J'ai failli mourir à l'hôpital, aucun médecin ne sachant ce que j'avais. Quand ma mère et mon partenaire me retrouvèrent, il était presque trop tard, la fièvre me consumait. Mais je fus sauvée. Seulement, la fièvre, ou plutôt la poussée d'énergie, avait déjà fait de sérieux dégâts. Je ne suis pas experte, mais apparemment, une partie de mon cerveau a été endommagée. Celle qui contient ma mémoire sur le court et long terme. J'avais douze ans.


Depuis, je vis ainsi. Mes souvenirs vont et viennent. Parfois, je me souviens qui je suis, ce que je suis. D'autres fois, je me réveille avec cette impression de vide. Chaque soir, c'est la boule au ventre que je m'endors, effrayée de ne plus me souvenir de rien au réveil. Je fais des crises en journée aussi, mais c'est plus rare. Mais si ce n'était que ça... depuis cet événement, je suis sujette à des migraines qui me terrassent et m'affaiblissent à tel point que je suis parfois obligée de me déplacer en fauteuil roulant. Quand je peux me déplacer.


Je n'ai pas d'avis arrêté sur ma nature. Ou plutôt, j'en ai trop. En vérité, ça dépend. Certains jours, le mythe me séduit, et je me plais à rêver que ma vie soit plus simple avec mon âme soeur. La plupart du temps, je me contente de vivre sans vraiment m'en inquiéter. Mais certains jours, alors que mes migraines me clouent au sol et que je suis incapable de faire quoi que ce soit, je hais celle que je suis, ce que la vie a fait de moi. Il y a des jours, je ne sais même pas ce qu'est un Twao, je suis aussi innocente qu'un nouveau-né.


Peut-être est-ce ça, mon rêve. Me rappeler que j'en ai un.


Ma vie, j'écris ma vie maman. Car c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour ne pas oublier. Je ne me souviens pas avoir noircie ces pages, mais lorsque je vois ce cahier, je sais qu'il faut que je continue d'écrire. Avez-vous compris ? Très bien. Je peux le refermer alors.



Je suis Baek Ji Ah, enchantée. Et tout ce que je viens de vous raconter, je ne m'en souviens pas.