Nous en étions restés à la fin de ma séance mensuelle chez le psychiatre. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que je n’avais pas progressé d’un poil dans ma guérison. J’espère seulement qu’il ne va pas s’entretenir au téléphone avec mon père, sans quoi il risquerait d’être déçu par mon attitude. Et je détesterais pas dessus tout décevoir mon paternel, parce que cela signerait la fin de ce minuscule lien qui maintenait encore la liaison entre nous deux. C’était pour cela que je devais faire l’effort d’accomplir cet exercice. Pas pour mon psy, pas pour Eun Mee, ni pour moi, mais pour mon père. Je devais lui faire savoir que son fils prenait à coeur les attentions qu’il daignait lui attribuer tous les trente-six du mois.

Ce fut pourquoi je fus bien obligé de supporter la présence d’Eun Mee, mais surtout cette tension qu’elle provoquait entre nous. Les cinq premières minutes, ce fut le silence complet. Ni l’un ni l’autre n’ouvrit la bouche pour dire quoi que ce soit, même la plus banale des remarques. Je ne savais pas quoi lui dire. Devrais-je commencer avec un « Hey ! Alors, ça gaze avec Hyun Soo ? », ou bien gentiment garder la boucher fermée pour éviter de déblatérer des stupidités qui écourteraient bien vite ces retrouvailles ?

Si je ne savais pas quoi lui dire, cela ne m’empêchait pas de lui adresser quelques regards en coin afin de m’assurer que tout allait bien, au fur et à mesure que nous avancions. Ainsi, je faisais en sorte de ne pas me tenir trop éloigné d’elle, même si le besoin de garder un espace vital se faisait ressentir. Elle devait garder un repère, et je ne devais pas non plus marcher trop vite même si j’ai l’irrésistible envie de prendre mes jambes à mon cou et de déguerpir en vitesse.

Seulement, mon problème fut tout autre quand nous arrivâmes au premier arrêt de bus que nous croisions. Visiblement, cette ligne-là allait en direction de Hongdae, ce qui ne m’arrangeait pas du tout. J’habitais à Gangnam, et je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi pour oublier toute cette mésaventure et cette journée désastreuse. Je sais que j’exagère, parce qu’en théorie il ne s’est encore rien passé de gravissime. Enfin, j’imagine que nous allons être obligés de déjeuner ensemble, car là bas c’est le quartier des bars et des restaurants branchés. J’y suis sorti de temps en temps, avec des amis, et il y a un restaurant sympa appelé « King Bibimbap ». Si jamais nous devons nous arrêter manger quelque chose, je suggère que ce soit là.

Je ne sais pas pourquoi mes pieds se stoppent au niveau de l’arrêt de bus. Je vais vraiment faire ça ? Monter dans une de ces fichues machines au risque de mourir d’un accident de la route ? Rejoindre ma mère et abandonner mon père définitivement ? Ne jamais avoir l’occasion de rencontrer mon âme soeur, et la laisser errer sans jamais trouver son double ? Ce serait trop cruel pour elle. ... Ou pour lui, même si je préfèrerai que ce soit une fille. Déjà que ça me coûte de devoir embrasser Adam à chaque fois que j’ai besoin de charger...

Je me fais un peu plus nerveux que précédemment à l’idée de grimper dans un véhicule motorisé et de me balader à son bord sur la route. Pourtant, j’essaie de ne pas le laisser paraître, mais certains signes me trahissent : ma main droite gratte ma nuque, et je ne peux m’empêcher de me racler la gorge pour m’éclaircir la voix.

Je ne vois aucun bus arriver pour le moment, mais j’appréhende...

Après quelques secondes, le véhicule maudit et tant redouté fait son apparition au bout de la rue. Mon coeur se serre, et je déglutis en silence. Comment est-ce que je peux arriver à craindre une telle machine, qui paraît pourtant si inoffensive et au contraire utile au quotidien ? Les gens ont l’air tellement heureux (enfin, j’imagine, ça ne se lit pas vraiment sur leur visage) de l’emprunter plutôt que de devoir marcher pendant des kilomètres. C’est vrai que c’est assez pratique, et avant que cet accident ne survienne, j’étais sans doute le premier à toujours sauter dans la voiture dès que mes parents parlaient de se rendre quelque part. C’est « marrant » comme un seul événement peut  bouleverser des années d’existence en une fraction de seconde.

Mon angoisse augmente à mesure que le bus se rapproche. Je crois que mes mains tremblent. Ah, et peut-être que mes jambes aussi. J’essaie de prendre sur moi pour ne rien laisser paraître devant Eun Mee, mais la peur est omniprésente et incontrôlable. Elle l’a deviné.

« Ca va aller Min Hyeon. »

Non, ça ne va pas aller. Ca ne sert à rien de se mentir, je sais que ça ne va pas aller. Mais comme on dit, je crois que c’est l’intention qui compte, non ? Devrais-je apprécier qu’elle me démontre son soutien, ou considérer cela comme une preuve de pitié ? Quoi qu’il en soit, je n’ai même pas le temps de me poser concrètement la question : le bus s’arrête juste devant nous, et nous ouvre ses portes dans un bruit de dépressurisation. Je ne sais pas ce qui me terrifie le plus dans tout ce tableau. Je sais juste que je n’arrive pas à bouger d’un pouce.

« Prends ton temps. »

Je crois que tout le temps du monde ne suffirait pas. C’est comme si mon corps ne répondait plus, tout simplement. Et bien sûr, le chauffeur finit par en avoir marre de me fixer en attendant une réaction de ma part, et le voilà qui refermer les portes pour continuer son chemin sans se préoccuper de nous. Je suis pathétique.

« On est pas pressés pas vrai ? Alors, on prendra le prochain ! »

Ca ne servira à rien de réessayer, pas vrai... ? Le résultat sera sans doute le même. Mais étrangement, son enthousiasme me remonte un peu le moral et semble me redonner confiance en moi. Elle m’encourageait, n’est-ce pas ? Et c’était à cause de moi qu’elle se retrouvait là à attendre le passage d’un autre bus, alors qu’elle avait sans doute prévu autre chose que de rester à jouer les nounous avec un ancien petit ami dérangé du bocal.

Mais ce sourire... Il y avait longtemps qu’il ne m’avait plus été adressé. J’avais presque oublié à quel point j’adorais le voir illuminer sa jolie frimousse. Elle était vraiment mignonne, Eun Mee. Mais c’était la seule pensée que je pouvais m’accorder : le temps de notre relation amoureuse était révolu, et toute trace de sentiments à son égard aussi. Enfin, je crois.

« Désolé d’être un boulet. » Marmonnai-je entre mes dents, déçu par mon propre comportement.

Pour essayer de me donner un air décontracté, j’enfouis mes mains dans les poches avant de mon jean. Je devais me détendre, si je voulais réussir cet exercice. Ce n’était qu’un bus, après tout. Et un trajet qui ne durerait pas longtemps. Il n’y avait eu aucun accident de transports en commun dans cette ville, si mes souvenirs sont bons. A moins que mon père n’ait installé un filtre exprès dans la télévision pour ne pas qu’elle diffuse les informations contenant ce genre de sujet.

Le prochain bus ne met pas longtemps à arriver, moins de trois minutes si j’ai bien compté. Je prends mon courage à deux mains, une profonde inspiration et ferme mes yeux un instant en attendant qu’il s’arrête devant nous. Lorsque j’entends les portes s’ouvrir de nouveau, je sens mes membres trembler, mais reprends contenance. Je dois le faire !

C’est sur un simple « Allez ! » que je m’élance et fais un pas à l’intérieur du véhicule. Bientôt, mes deux jambes se retrouvent dedans et je m’en surprends moi-même. Je lance un regard intrigué en direction d’Eun Mee, les yeux ronds, comme si je voulais m’assurer que j’étais bien l’auteur de cette prouesse. Et apparemment, c’était le cas.

« Bravo! T'as réussi! »

Oui. J’avais réussi. Incroyable, non ? Je suis monté dans ce bus, et j’ai bien les deux pieds à bord. Eun Mee monte à son tour en me félicitant, et se retrouve bousculée par un crétin un peu trop malpoli pour s’excuser. Je grommelle quelques injures mais fais en sorte de ne pas les rendre audibles : d’ici quelques secondes, c’est moi qui n’aurai pas l’air malin, accroché de toute mes forces à une rambarde, terrorisé à l’idée d’être dans un véhicule roulant sur une route pleine de dangers.

N’étant pas habitué à utiliser ce genre de transport, je mets du temps à comprendre pourquoi le chauffeur nous lance un regard désapprobateur. Un ticket. Il fallait composter un ticket ou valider une carte d’abonnement. Evidemment, comme je ne possède ni l’un ni l’autre, j’intime à Eun Mee de rester où elle était en lui précisant que je revenais vite. Je fis quelques pas hésitants vers la cabine du conducteur, me tenant à tout ce que je pouvais pour ne pas perdre l’équilibre. Une fois arrivé à son niveau, j’articule péniblement :

« Deux tickets, s’il vous plaît. »

Direction l’Enfer, ai-je voulu ajouter pour plaisanter amèrement. Mais je me tais et attends patiemment de recevoir mes deux petits billets en échange de l’argent qu’il me réclame. Je les passe dans la machine à compostage, et retourne voir Eun Mee avec la même maladresse qu’à l’aller. J’essaie de me hisser juste entre elle et la barre, mais une espèce de femme qui empeste le parfum semble ne pas remarquer toute la place qu’elle prend. Si bien que voilà Eun Mee presque collée à moi, la mine embarrassée. J’aimerais ouvrir ma grande gueu-... Ma grande bouche pour exprimer le fond de ma pensée à cette dame, mais les secousses occasionnées par le bus ne me rendent pas très vaillant. Je ne suis pas rassuré pour un sou.

« On a que quelques stations, dix minutes à peine… »

Je note son effort pour tenter de me réconforter, même si c’est peine perdue. Dix minutes, c’est beaucoup trop long. Imaginez-vous en train de dire à un claustrophobe que ce n’est pas long de rester dix minutes enfermé dans une pièce close ! Pour moi, c’est la même chose. Mais je salue quand même l’attention d’Eun Mee en esquissant un petit rictus du coin des lèvres. C’est tout ce qui me traverse l’esprit, pas même un mot de remerciement. Je ne sais pas comment réagir en sa présence, désormais. Si nous étions restés en bons termes, rien n’aurait été si compliqué. Parce que oui : j’ai l’impression qu’il faut que je rassemble toutes mes forces pour réussir à lui adresser quelques mots. Il faudrait presque me les arracher de la bouche.

Et alors que je commençais à l’entrouvrir pour sortir une banalité, histoire de me concentrer sur autre chose que ce trajet en bus, un brusque coup de frein déséquilibre l’ensemble des passagers. Je manque de tomber en avant, mais Eun Mee (qui se trouvait malheureusement devant moi) réceptionne ma chute, et se réceptionne elle-même sur la bonne femme qui sentait le parfum. En temps normal, j’aurais usé de mes bonnes manières pour lui demander si tout allait bien, mais les conditions étaient assez particulières. Dans la panique, je fermai les yeux en attendant le dénouement, comme un impact gigantesque ou un carambolage d’une dizaine de voitures, qui causerait des centaines de morts et autant de blessés...

Alors que le bus se stabilisait après ce coup de frein brutal et klaxonnait furieusement, je manquai de tomber à genoux, comme impuissant. Je tremblais de tout mon corps, et mes jambes ne parvenaient plus à me soutenir. Pourtant, je fis un effort surhumain afin de rester debout. Je ne devais pas me montrer faible. Pas en public, pas devant toutes ces paires d’yeux braquées sur moi.

« Tu veux qu’on descende Min Hyeon ? »

Je crois qu’Eun Mee a deviné mon état d’esprit. Ce n’était pas très difficile, de toute façon. Mais je crois que je n’arriverai pas à bouger le moindre petit doigt. Je me sentais comme paralysé. Paralysé d’effroi. Et même si j’acquiesçai l’air penaud à sa proposition, je n’arrivai pas à bouger d’un poil. On vit passer un, puis deux, puis trois arrêts. Si j’en crois le plan du trajet que mes yeux avaient trouvé en cherchant de quoi se concentrer pour oublier la panique, le prochain serait celui du King Bibimbap. Il allait bien falloir se remuer pour descendre, sinon tout ça n’aurait servi à rien.

Heureusement, j’ai comme l’impression que beaucoup de monde sortait à cet arrêt. Et au moment où les portes s’ouvrirent, je n’eus qu’à me laisser porter par le flot humain, comme je le faisais pour traverser la route. J’attrapai dans ma main les petits doigts d’Eun Mee, pour lui faire signe que nous étions arrivés et pour ne pas la perdre en chemin. Immédiatement, je cherchais de quoi m’asseoir. Il y avait un banc pas loin, et je m’y précipitai pour m’y affaler de tout mon long, soufflant de soulagement et tentant de calmer mes tremblements.

« Plus jamais ça. » Décrétai-je.

J’essaie de reprendre mon souffle sur ce banc, complètement avachi telle une larve, comme si je venais de courir le marathon de New York. Mon coeur bat à cent à l’heure, et j’ai l’impression qu’il ne pourra pas ralentir de sitôt. Tout ça à cause de ce fichu psy ! Et de ce fichu chauffeur qui a donné un fichu coup de frein à son fichu bus ! Je les déteste tous autant qu’ils sont. Déjà que je n’étais pas spécialement de bonne humeur à l’idée de passer une heure en séance psychiatrique, c’était vraiment la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, comme on dit. Je me sens d’humeur massacrante, l’envie de pester contre tout et n’importe quoi se fait ressentir.

Sauf que... Dans mon dos, je sens les caresses procurées par la main d’Eun Mee. Et je ne sais pas pourquoi, ç’a toujours eu le don de me réconforter un peu, si bien que je finis par me calmer. Ma respiration se fait moins lourde, et mes tremblements commencent à cesser. Je me tranquillise beaucoup plus rapidement qu’en temps normal, à un tel point que je n’aurais pas besoin de charger pour cette fois. C’aurait été bien embêtant au vu de la situation.

« Tu as été très courageux Min Hyeon. C’était la première fois que tu remontais dans un bus, non ? »

Je hoche péniblement la tête, un peu honteux de devoir avouer une chose qui peut paraître aussi stupide. La première mais aussi la dernière fois, c’était sûr et certain. C’est pas comme ça que j’arriverai à guérir ! Ils ne peuvent pas y mettre du leur, aussi ? Ce n’est pas la peine de me conseiller de monter dans un bus si c’est pour que celui-ci manque d’avoir un accident au moment où je suis à son bord.

« Je me souviens des longues marches que nous faisions avant, lorsqu’on sortait. C’était quand même plus agréable, main dans la main, sans avoir à supporter la foule et... »

Je serre la mâchoire en même temps que je sens sa main s’immobiliser dans mon dos. On l’a parfaitement ressentie, cette tension, nous parcourir simultanément. Je ne comprends pas qu’elle puisse aborder ce sujet aussi innocemment, comme si cela ne me faisait plus rien. Bien sûr, jusqu’à ce qu’elle resurgisse dans ma vie, cela ne me faisait vraiment plus rien. Seulement voilà, le fait de la revoir me cause un pincement au coeur. Quand je la regarde, j’ai l’impression de ne pas être digne d’elle. Je ne l’ai pas été, d’ailleurs. Jamais.

« Oublie ce que je viens de dire. On y va ? »

Je la vois se lever, et je l’imite en regardant autour de moi pour me repérer. Le restaurant est juste en face de nous, et je vois Eun Mee se diriger à l’opposé. Alors que j’allais l’appeler pour lui indiquer qu’elle faisait fausse route, elle semble s’en rendre compte par elle-même et fait immédiatement demi-tour.

Je la suis sans dire un mot, prenant garde à ne pas me tenir trop à l’écart pour lui signaler ma présence à ses côtés. Nous entrons dans King Bibimbap, et le serveur vient immédiatement nous accueillir en nous indiquant une table où nous installer. Eun Mee prend place, et je m’assois juste en face d’elle. Nous feuilletons les menus avec attention, comme si cela nous servait de prétexte pour ne pas nous adresser la parole. Je ne sais pas trop ce que je vais choisir, et de toute façon je n’ai pas tellement faim.

Quand le serveur revient prendre notre commande quelques minutes plus tard, je commande un bibimbap au boeuf et une carafe d’eau. Quand il s’en va, emportant avec lui les deux menus, nous nous retrouvons plongés dans le silence le plus total, brisé uniquement par le bruit de fond provoqué par les autres clients. Je m’éclaircis la gorge d’un air gêné, et me gratte la nuque.

« Alors... Qu’est-ce que tu faisais chez le docteur ? »

J’essaie de lancer la conversation comme si de rien n’était, mais mon ton sympathique et décontracté sonne un peu trop faux. Je tâche d’esquisser un sourire pour me donner contenance et avoir l’air de me maîtriser.

Alors qu’elle me répond, je me souviens de ce que mon docteur disait à son sujet. Il l’avait justement présentée en tant que sa stagiaire, qui venait assister à sa première séance sur le terrain. Et j’avais été le cobaye de toute cette mascarade, un « sujet intéressant », seulement bon à être analysé comme un vulgaire... Un vulgaire animal de laboratoire ! « Comment réagira-t-il si on l’enferme dans un bus, le temps de quelques arrêts ? », « Essayons de comprendre son comportement à travers les rêves qu’il fait chaque nuit », « Donnons-lui une récompense s’il obéit ou réussit ses exercices ! ». Pitié.

« J’ignorais qu’il s’agissait de toi… »

Parce qu’examiner un inconnu aurait eu une connotation différente ? Personnellement, je suis déjà assez mal à l’aise de tout confier à quelqu’un qui n’a pas à le savoir. Alors si en plus, Eun Mee est au courant... Moi qui voulais cacher mes faiblesses aux autres ! Ces histoires de psy et de secret professionnel ne sont que des balivernes. En dehors de ça, il n’y a qu’une personne au courant de mes crises d’angoisse. Jang Tae Hyun. Et j’aurais tout donné pour éviter qu’il le sache, parce que lui et moi on ne se supporte pas. Il déteste les Twaos, et moi je déteste les types dans son genre. En plus, c’est lui qui m’a forcé à traverser la rue, quand il a découvert mon secret. J’ai paniqué à cause de lui. Mais bizarrement, il a très bien réagi face à cela. Et j’ai appris pourquoi : lui aussi était sujet à des crises d’angoisse. Etrange coïncidence, n’est-ce pas, pour deux types censés ne pas se supporter. Comme si une force voulait nous rassembler malgré notre animosité.

« Je ne pensais pas te revoir dans ce contexte. »

Et voilà qu’elle continue... On dirait qu’elle regrette que nos chemins se soient croisés de nouveau. Et moi, est-ce que je le regrette ? Je n’en sais rien. Je regrette juste qu’elle soit au courant de ma faiblesse, moi qui la lui ai toujours dissimulée pour paraître plus fort en sa présence. Pour paraître digne d’elle. Mais je ne l’ai jamais été assez... C’est vrai que je suis invivable et insupportable, avec un caractère plutôt difficile. De ce fait, on pourrait croire que je me fiche de tout, et que rien n’est assez bien pour moi. Ce qui est faux, bien évidemment.

« Qu’est-ce que tu deviens depuis… La dernière fois ? »

Ah... Tu veux dire, depuis que tu m’as plaqué ? Oh, je vais bien. Je digère mal le fait que tu aies préféré un autre , mais je vais bien. C’est ce que j’aimerais bien lui répondre, si je ne sentais pas cette boule se former au fond de ma gorge. Imperceptiblement, je serre les poings et crispe la mâchoire. J’ai tout fait pour oublier ce jour à jamais. J’ai essayé de me changer les idées en cherchant mon âme soeur via l’agence matrimoniale destinée aux Twaos. Je suis même allé à l’association des Twaos pour trouver des donneurs susceptibles d’être compatibles. Mais tous mes efforts furent vains.

« Rien de bien intéressant. Je fais des crises et je vais chez le psy. »

Je ne pus m’empêcher de me montrer sarcastique. A vrai dire, je suis d’une humeur de chien, et aborder ce sujet n’arrangera rien du tout, au contraire. Heureusement, le serveur arrive avec nos plats, nous permettant ainsi de ne pas engager la conversation le temps de manger. Mais il y a une question qui me brûle les lèvres. Et entre deux bouchées, je ne peux la retenir :

« Alors, avec Hyun Soo ? »

J’ai un rictus amer à l’énonciation de son nom. Hyun Soo. Peut-être que s’il n’avait pas été là, Eun Mee et moi serions toujours ensemble à l’heure qu’il est.

Au moment où j’ai posé ma question, je sens de suite l’envie de ravaler mes paroles. Niveau délicatesse, on ne peut pas faire plus bas, quel manque de tact Min Hyeon ! Mais qu’est-ce que j’y peux, si j’ai envie de savoir où ses sentiments pour Hyun Soo l’ont menée ? C’est quand même mon droit de savoir, c’est moi qui ai été plaqué, non ? Cependant, je ne peux m’empêcher de regretter un peu ces mots, en la voyant s’étouffer avec sa nourriture. Je commence à faire un geste en avant pour l’aider, quand elle se serre un verre d’eau pour faire passer le malaise.

« Eh bien quoi, avec Hyun Soo ?

— A ton avis, avec Hyun Soo ? »

Je ne peux me retenir de l’imiter sur un ton légèrement moqueur. Ma question semblait pourtant évidente, non ? Je voulais savoir si elle avait fini par sortir avec lui, ou bien si je devais aller lui refaire sa jolie gueule de beau gosse à coups de poing parce qu’il aurait refusé d’accepter ses sentiments. Enfin, je ne crois pas que j’aurais le courage d’en venir aux mains avec un mec, juste pour défendre l’honneur de quelqu’un. Et puis, se prendre des râteaux, ça fait partie des aléas de la vie, n’est-ce pas ? Je crois être assez bien calé sur la chose, pour tout dire. Alors si elle s’en était pris un, c’était son problème après tout. Mais si ce Hyun Soo s’était montré blessant ou quoi, là j’estime que j’aurais tout de même mon mot à dire. Quoi que, s’il est si bien que ça, si parfait, ça m’étonnerait qu’il l’ait remballée avec ses sentiments sur le coeur. Je crois que je devine ce qui s’est réellement passé depuis notre rupture.

« Il n’y a rien à dire. Rien de plus qu’avant, tu n’as rien loupé de croustillant. »

Je m’y attendais. Oh, alors tout ça pour ça ? J’ai été lâché pour un type avec qui il ne s’était rien passé de plus, avec qui la situation n’avait pas avancé. Je ne sais pas comment je dois le prendre, à vrai dire. J’ai l’horrible impression qu’elle a tout simplement voulu se débarrasser de moi à l’époque, et que Hyun Soo n’était qu’un prétexte pour parvenir à me larguer. Je sens la colère monter et bouillir au fond de moi. Mes poings se crispent de façon imperceptible sous la table, mais je tente de garder le contrôle.

« Déçu ?

— Quoi, déçu ? Nooon, bien sûr. Ce n’est pas comme si tu avais rompu parce que tu l’aimais, et qu’au final il ne s’est rien passé de plus entre vous. J’espère que tu es contente d’avoir pu te débarrasser de moi comme tu le souhaitais ! C’aurait été plus simple d’être sincère dès le début, et de me dire que c’était moi le problème. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de lâcher cette petite bombe. C’est vrai, quoi ! Et je ne peux même pas dire si je ressens une profonde déception, ou s’il s’agit plutôt d’une fureur sans nom. Ou peut-être d’un mélange des deux. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas rester assis sur cette chaise, sans rien faire. D’un geste brusque, je me recule et fait grincer les pieds de la chaise sur le sol, sans même daigner écouter les explications qu’elle tente de me fournir.

« T’en fais pas, je disparais de ta vie, définitivement. »

Je dépose quand même quelques billets sur la table pour payer le repas. Puis, j’enfile ma veste et me hâte vers l’extérieur d’un pas lourd. Quelle journée pourrie, vraiment.