Comment pourrais-je me décrire ? Si quiconque me demande, je ne suis pas sûre d’être capable de donner de grands détails. Oh oui, je connais la couleur de mes yeux, ou la longueur de mes cheveux, mais les traits de mon visage, je n’en garde qu’une vague idée. Pour moi, tout s’est figé à l’âge de mes treize ans. C’est probablement pour cette raison, que ça ne me surprend pas lorsqu’on me fait remarquer que malgré le fait que je sois une jeune adulte, j’ai toujours gardé un visage de petite fille.

C’est grâce aux autres, justement, que je sais que mes joues sont aussi rondes que ma peau est pâle, ou que mes lèvres pulpeuses sont pourprées. Mes cheveux, eux, je peux les deviner alors qu’ils tombent dans mon dos dans de jolies vagues. Leur couleur ? Ça dépend de mon humeur. N’importe laquelle, mais pas le noir.

Il parait aussi, que mes expressions sont parfaitement lisibles. Que ce soit la colère, lorsque mes sourcils se froncent, ou bien la joie, lorsque ma bouche s’étire. En soit, ça me gêne de savoir que les autres sont capables de lire ce que je ressens sur mon visage aussi facilement, mais j’avoue m’en servir aussi pour masquer mes véritables pensées. Ou bien je me cache avec mes mimiques adorables, mignonnes, qui, parait-il, me vont si bien. Ainsi, peu me regarde dans les yeux.
Mes yeux que je dissimule parfois derrière une frange. Grands, étrangement ronds pour des yeux de coréenne, qu’il m’arrive de plisser inconsciemment, avec de belles pupilles brunes… Vides. Il n’y a que du noir, pas la moindre réflexion.

Pourtant, les couleurs, j’adore ça. Cela se voit rien que par ma façon de m’habiller. Je crois que j'ai un style assez féminin, en tout cas, je mets souvent des petites robes, été comme hiver.  Toujours dans des tons vifs. C’est ma règle d’or, mettre autant de couleurs sur mes vêtements, que sur la palette d’un peintre. Sans que ce soit vu comme un drôle de mélange ! J’y fais attention, du moins, j’essaie. Je me dis que peut-être, le noir me fera moins peur si je garde quelque chose de coloré. C’est aussi pour cette raison que j’aime mettre différentes babioles, comme des longs colliers, ou des bracelets de perles. Mais je n’y suis pas forcément attachée, je les porte juste pour me rassurer. Oh ! La plupart du temps, je porte de grandes lunettes sur mon nez. Dans mes meilleurs jours en tout cas.  

Mais ce ne sont que des détails. Des détails que je ne vois que parce que vous les voyez.

Ce que je sais moi, c’est que j’ai de belles mains. Avec de longs doigts fins et blancs, aux ongles vernis. Elles sont souvent recouvertes de la terre que j'utilise pour mes poteries, ou encore d'autres éléments que mes doigts auront palpés et qui auront laissé une trace. Ces mêmes doigts qui parcourent le monde, apprenant à me servir de regard petit à petit. Il ne sera pas rare que je les laisse vagabonder sur les bras, ou sur les visages de mes proches. Pour essayer de deviner une expression, un sourire, ou même une larme…

Parce que d'ici quelques années, je ne pourrais voir qu’à l’aide de mes mains.  

Mon caractère ? Je peux vous le décrire, je n’ai pas forcément besoin de mes yeux pour ça.

Je dirais que j’ai un caractère assez facile à vivre. Je suis toujours de bonne humeur, gardant le sourire aux lèvres quoiqu’il arrive. Toujours pleine d’énergie, d’une patience d’ange, et d’une générosité sans limite. Ce ne sont pas forcément des qualités, à ce qu’il parait. Je crois que le calme, je ne connais pas. Je peux facilement devenir fatigante, rien que par le fait de me voir bouger dans tous les sens. Mais c’est cette joie de vivre qui plait à mes amis. J’aime faire des blagues, qui bien souvent ne sont pas drôles. Mais je m’en moque, tant que ça peut alléger un peu l’atmosphère. Et puis, même si ce n’est pas le cas, je ne suis pas du genre à laisser ceux qui m’entourent pâtir de mes humeurs. Alors, je me tais, et je souris. C’est assez simple ! Et ça évite que l’on me prenne en pitié. Si j’ai l’air heureuse et épanouie, alors il n’y a aucune raison de me plaindre n’est-ce pas ? C’est ce que je pense.
Parce qu’il n’y a aucune raison. Je sais ce que je veux, ce depuis tout petite. Je n’aime pas que l’on fasse les choses à ma place, comme si j’étais incapable de me débrouiller seule. Certes, je perds la vue, mais certainement pas la capacité de bouger. L’idée d’avoir à demander de l’aide m’irrite. Pourtant, je dois souvent m’y résigner quand je suis incapable de reconnaitre les formes qui se dressent devant moi. C’est avec une moue boudeuse, et une petite voix, que j’oserais mais uniquement si je n’ai pas le choix.  

Perdre l’un de ses sens, c’est développer les autres, n’est-ce pas ?
Mon ouïe par exemple, qui arrive à capter les différentes intonations de mes interlocuteurs. Peu à peu, j’ai appris à les reconnaitre. Le mensonge, la peine, l’envie… Des sentiments qui me sont bien connus à présent. C’est pourquoi, comprendre autrui est devenu une passion. J’aime saisir ce que peu parviennent à voir.  
Déjà toute petite, je ne supportais pas le silence. Mais à présent, j’ai pris la fâcheuse habitude d’allumer la télé dès que je rentre chez moi. Comme une présence, un point de repère lorsque tout devient sombre. Aussi, parfois, je grimpe sur le toit de l’immeuble la nuit. Jamais pour admirer le ciel, toujours pour observer ces petits points lumineux qui s’élancent sous mes yeux fatigués. C’est un beau tableau, ces lumières multicolores sous le ciel d’encre. Je m’y accroche, essayant de graver cette image dans ma mémoire. Ça m’aide à rêver, à imaginer de beaux paysages colorés, un monde que je suis la seule à être capable de voir, ce derrière mes paupières closes.

J’aimerais pouvoir dire qu’on s’y habitue, à voir sa vision devenir floue de plus en plus. Mais… C’est inquiétant, lorsque comme moi, on a peur du noir. Tous les soirs, je m’endors en ayant la crainte de ne pas voir le soleil se lever, de ne pas pouvoir apercevoir ces couleurs qui me rendent si heureuse.

Mon père est instituteur dans une école privée de Séoul. Il y a rencontré ma mère, qui est infirmière dans cette même école. Tous les deux, ils n’ont pas pensé à devenir parents immédiatement, puisqu’ils s’occupaient déjà d’une bonne centaine d’enfant tous les jours. Pourtant, depuis ma naissance, j’ai toujours été une petite fille choyée et adorée.

Vous savez, l’une de ses petites filles dans des jolies robes roses, avec des nœuds dans les cheveux ? Oui, celles qui ont l’air tellement parfaites que l’on pourrait les confondre avec des poupées ? Eh bien, j’étais l’une d’elle. Adorable, sage, et serviable. Toujours assise dans le fond de la cour, à dessiner sur des grandes feuilles de papier, déjà passionnée par toutes les couleurs que me donnaient les pastels. J’inventais des mondes colorés, presque irréels. Je m’évadais un peu de cette façon, puisque j’étais assez timide, n’osant pas aller vers mes camarades, préférant les observer de loin.
Puis, il y a eu mon petit frère. J’ai appris  à sortir de ma bulle pour jouer avec les autres, à partager le même monde. Mes parents n’avaient pas de très grands revenus, mais nous n’avons jamais manqué de rien. L’été, on partait même vers le sud pour profiter des plages durant les vacances. Ce sont mes meilleurs souvenirs, tous gravés dans ma mémoire. Je pense que nous étions l’une de ses familles parfaites que l’on voit dans les publicités.
Et j’aime me dire que nous étions heureux à cette époque !

Puis un matin, je me suis réveillée incapable de voir plus loin que mes mains tendues devant moi. J’avais toujours eu une mauvaise vue, et aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours porté de grosses lunettes sur le bout de mon nez. Je savais que ma vue baissait de plus en plus, mais je ne voulais pas embêter mes parents avec ça. Je ne voulais pas me plaindre, je ne voulais pas les inquiéter. J’avais treize ans quand on m’a annoncé que d’ici quelques années, je ne verrais plus. Que peu à peu, le monde deviendrait noir.

C’est ce qui m’a changé, je crois. Ne pas pouvoir voir, être plongée dans les ténèbres pour le restant de mes jours, c’est une idée insupportable. Le fait que depuis la nouvelle, ma famille me prenne en pitié. Que ma mère a même cessé de travailler pour pouvoir m’aider, pour pouvoir me guider comme si j’étais déjà aveugle, ça l’est aussi. Mon petit frère est lésé, mis de côté à cause de moi, c’est au-dessus de tout.
C’est pourquoi je suis devenue cette pile électrique que tout le monde connait. Gardant à l’esprit qu’en ayant l’air heureuse, il n’y a aucune raison que l’on me regarde en coin. Ah, comme si je ne pouvais pas les voir. J’ai aussi appris à être aussi indépendante que possible. A quinze ans, je savais déjà lire le braille. A dix-sept ans, j’ai compris que la voix pouvait révéler plus de chose que les expressions sur jouées d’un visage. Aujourd’hui, mes mains sont devenues mes yeux, puisqu’eux ne voient que du flou. Je me suis bien plus intéressée aux autres alors. Je les observais moins, et les écoutais plus. Ainsi, j'ai saisit bien des choses, que personne n'a encore pu voir. Mon envie de percer davantage l'esprit d'autrui est devenu ma raison d'être, et finalement, ma voie était déjà tracée.

Durant ces années, j’ai souvent voulu baisser les bras. Je l’admets. Mais je n’ai jamais eu à le faire. Parce que ma force, je la puisais à ses côtés. Un voisin qui escaladait souvent le petit muret pour me rejoindre en secret, un compagnon d’enfance avec qui j’ai fait les quatre cent coups dans le dos de nos parents, un meilleur ami dont je suis tombée amoureuse… Inséparables, presque indissociables. Plutôt que de faire de ma maladie une fatalité, il m’a montré ses avantages. Un jour, il a bandé ses yeux simplement pour me montrer que même sans voir, nous restions vivants. Et c’est le plus important. C’est  à partir de ce jour que j’ai réussi à accepter l’inévitable.
Mes doigts ont touchés à la terre humide de la poterie grâce à lui, et depuis, je me sers de cet art pour mettre de la couleur dans ma vie. Je m'y suis accroché, plongeant mes doigts dans l'argile sans hésiter. Car au moins, ce que je crée de mes mains, je peux le voir en le touchant. Je suis la seule qui en contrôle la forme.

Il a remis de l’espoir où je ne pouvais plus en voir. « Ame sœur », vous en connaissez le terme ? Je pense que nous le sommes, alors je lui ai dit. J’étais perdue, innocente. Mais pour lui, ça n’a pas eu le même impact. Lorsque j’ai appris qu’il était un de ce qu'il appelle Twaos, je n’ai pas été surprise. C’est comme si je l’avais toujours su finalement. Oui, je savais qu’il était à part. Aujourd’hui, je le comprends un peu mieux et j’en suis ravie. Quelque part aussi, ça me laisse la possibilité d’étudier d’autres horizons. Ils semblent être comme nous, les humains, pourtant je suis certaines qu’ils ont bien plus à cacher.

Dès que j’ai reçu mon admission dans la section de psychologie, j’ai demandé à partir de mon côté. Sans me soucier de l’avis trop protecteur et réservé de mes parents, je me suis trouvé une chambre d’étudiante, ce qui me convient tout à fait. Je peux enfin prouver que même si je perds la vue, je peux encore me débrouiller seule. Je prends cette indépendance qui me tient à cœur, et je compte bien la vivre jusqu’au bout.

Afin de remplir ma vie des plus belles couleurs...