De taille relativement courte, tendant sensiblement vers la minceur sans que cela ne l'ait jamais sérieusement alarmée, Hae Jin est une adolescente à la menue physionomie, assez caractéristique des jouvencelles filiformes de sa tranche d'âge, dont les formes, encore un peu timides, sont vaguement celées sous l'uniforme scolaire qu'elle arbore la majeure partie de la semaine, tenue impersonnelle qu'elle tient néanmoins à rehausser de son éternel sourire éblouissant & imperturbable, ou presque. Son faciès d'ange est encore poupin & largement juvénile, son jeune âge jouant beaucoup, ses traits suintant de délicatesse souvent étirés en une belle moue d'enfant curieuse & rieuse, mimique attendrissante à des lieues d'entacher le halo de sérénité & de candeur qui semble émaner de sa ténue personne.

Hae Jin ne se départit jamais de son allure quasi-aérienne, ce même aspect de son être qui lui confère un pli plus chétif que d'ordinaire, voire maladif lorsqu'il est couplé à sa maigreur apparente. Sa démarche dansante est constamment cadencée, ses foulées courtes & véloces, à la manière d'une jeune fille sachant exactement où se rendre, ou se perdre. Le torrent de ses cheveux sombres, glacé & épars un peu partout, s'échoue abondamment sur ses épaules, son gracile buste couvert & son dos cambré, le charbon de sa chevelure ondulée semblant s'entrelacer avec celui de ses larges iris cerclés de noir, d'où scintillent toute la bienveillance qu'elle possède en stock. Contrariée, le petit nez de la demoiselle, d'ordinaire lisse & droit se fronce faiblement, à la manière de ses sourcils soigneusement affinés, qui s'acèrent sous ses émotions les plus dérangeantes. Sa bouche étincelle d'un incarnadin naturellement soutenu, qui semble se répandre jusque ses rondes pommettes, à confondre avec deux fruits rougis par les rayons de l'astre solaire, mais pas encore parvenus à maturité afin d'être croqués.

Encouragée par la coquetterie de sa génitrice, & la fortune immense dont bénéficie sa famille, Hae Jin s'est toujours parée des tenues les plus admirables & onéreuses qui soient, celles qui valent bien un salaire moyen mensuel. Elle affectionne grandement les tons pastels & toutes ces déclinaisons de teintes claires & épurées, sur le modèle de sa personnalité fraîche & éclatante. On pourrait la penser superficielle ; il n'en est strictement rien. Si elle semble prendre soin de son apparence, la jeune fille n'en demeure pas moins capable de regarder bien au-delà d'une simple enveloppe textile. Elle ne porte de bijoux qu'en de rares occasions, sa mère prétendant qu'elle n'en a besoin, sa jeunesse valant bien toutes les parures les plus lourdes & luisantes qui soient. Néanmoins, le pendentif en or blanc noué autour de sa gorge ne la quitte jamais, accessoire plus sentimental que décoratif, bien qu'elle prétende le contraire.

À l'instar de sa condition de Donneuse, Hae Jin est un réel ange de bonté & d'altruisme, dont la générosité transparaît dans de nombreuses situations, qu'elles impliquent l'échange d'énergie avec Se Jong – il est en effet le seul Receveur dont elle ait jamais goûté les lèvres – ou confier de sa personne à son prochain. L'argent que ses parents lui confient mensuellement, destiné à être dilapidé en somptueuses pièces de création trop onéreuses, comme le lui conseille sa génitrice, se retrouve plus souvent dans les caisses de quelque association caritative que dans celles des boutiques de luxe de la capitale. Il lui arrive d'aider une aïeule à traverser la route, ou encore de s'écorcher les phalanges & les genoux, en allant récupérer pour un gamin un chaton pris dans les branches d'un arbre trop haut, & ce plus fréquemment qu'on ne le supposerait. Le sourire seul de ces individus qu'elle prend plaisir à secourir est une récompense tangible aux yeux de la jeune fille.

Il est étonnant qu'une adolescente – dont les quinze ans sont à peine révolus – soit aussi conciliante & obéissante que Hae Jin, dotée en plus d'un large sens de la compréhension. Susciter la fierté du couple qui l'a mise au monde & élevée est l'une de ses plus précieuses motivations, qu'elle veille toujours à honorer, veillant prudemment à éviter les actions enclines à embraser leur ire. Jeune étudiante brillante, elle possède des facilités non-négligeables scolairement parlant, menant ses études avec un brio exemplaire. La paresse lui est inconnue, & malgré ses capacités qu'autrui se prend souvent à lui envier, elle ne cesse de travailler avec acharnement & assiduité, efforts effectués qui lui permettent chaque année d'être en tête de classe, avec des résultats à en frôler l'excellence. Un autre point fort de Hae Jin réside dans son ambition, elle sait exactement ce qu'elle souhaite faire plus tard, bien qu'elle ait encore une année de lycée à valider. Elle s'orientera vers le social, & certainement la prise en charge de jeunes enfants, qu'elle affectionne le plus. Déjà, elle s'imagine institutrice de petite classe, continuellement entourée de charmants bambins qu'elle moucherait maternellement, ou pédopsychiatre, puisque la psychologie l'a toujours fascinée.

Hae Jin est laborieuse à abattre, sa bonne humeur ne s'effrite qu'exceptionnellement, & bien souvent avec le même individu qui l'attire & la répugne à la fois, Se Jong, cité quelques lignes plus haut. Leurs joutes verbales sont devenues coutumières, & il ne s'écoule un seul jour sans qu'ils ne s'aspergent de leur venin & autres plaisants messages saturés de mépris à peine couvert, pour l'autre. Elle ne le déteste point, non, c'est encore trop faible pour qualifier l'aversion qu'elle ressent à son égard, véritable melting pot d'émotions paradoxales. Elle voue à son partenaire une haine farouche, quasi-destructrice, mais également beaucoup d'ennui, & peut-être même un peu d'amour, car fréquenter quelqu'un depuis aussi longtemps amène souvent à des sentiments indésirables, comme celui-ci. Évidemment, il est tout sauf concevable pour elle qu'elle se l'avoue, ni à elle & encore moins au concerné. & pourtant, elle brûle parfois de le lui cracher, mais nul doute que sa déclaration aurait davantage la causticité de l'acide plutôt que la douceur du miel. Les airs pompeux que se donne le jeune homme insupportent la jolie lycéenne, & il en va de même de ses crises de colère d'enfant pourri-gâté, qui ne font qu'appuyer un peu plus l'animosité qu'elle ressent pour lui.

Bien qu'elle semble éperdument se moquer du fait que Se Jong vive aussi mal sa condition de Twao, ne souhaitant lui trouver des excuses quant à son comportement, Hae Jin est en réalité intriguée par cette haine viscérale qu'il dédie à leur espèce, presque aussi étendue que celle qu'il lui destine tous les jours, & qui la blesse autant qu'elle la révolte. Par quel moyen en est-il advenu à détester sa nature, l'essence même de son être ? Si elle semble avoir pronostiqué quelques hypothèses, elle espère un jour pouvoir entendre la réponse, de la bouche de son cher & détestable partenaire lui-même.

« C'est une secousse – hâtivement révolue – du véhicule à usage public qui me fait émerger de mon état semi-conscient. À travers les vitres sales, constellées de packs de fiente, la brune s'est déjà effondrée sur la capitale sud-coréenne, nuit obscure dont le camaïeu glacé s'est abattu sur la totalité des bâtisses alentours. La clarté blafarde des lampadaires plantés un peu partout illumine à moitié des allées étroites & ombragées, leur conférant une allure plus menaçante encore qu'elles ne le sont déjà. Le bout du nez collé contre le carreau, je scrute d'un œil curieux cette ville dans laquelle j'ai toujours vécue, mais que j'ai si peu admirée de nuit, à défaut de pouvoir traîner dans les rues trop tard. Mon regard erre, se pose sur les établissements situés non loin que je tente d'analyser & que je ne reconnais pas, chose prévisible puisque je ne me suis jamais rendue dans ce coin du quartier. Mes iris mordorés achèvent d'accrocher les sièges vacants de ce bus. Je suis l'unique passagère sous son vaste habitacle, & vu l'heure tardive, cela ne me surprend plus que de mesure.

En déposant mes phalanges contre mes genoux, je m'attarde sur les motivations m'ayant poussée à sortir seule en pleine nuit. Je ne m'interroge bien longtemps, puisque de toute évidence, il ne peut s'agir que de Se Jong. Cet imbécile a cru lumineux de m'appeler pour nos décharge & recharge quotidiennes, alors que j'ai cours au lycée dans moins de six heures. C'était prémédité, évidemment. Il effectue toujours ce qui est en son pouvoir afin de me rendre folle, & y parvient très bien, trop bien même. Je songe à son expression narquoise lorsqu'il me verra arriver à ses devants, les traits tirés par un réveil prématuré, & mes tympans semblent déjà percevoir les remarques désobligeantes qu'il lâchera quant à ma tenue – que je n'ai eu le temps ni l'envie de parfaire, faute de temps – lui qui est toujours aussi bien vêtu. Mes lèvres s'ourlent d'un rictus écœuré en pensant au goût de notre prochain échange. Avec un peu de veine, il n'aura encore embrassé personne. Je l'espère, & pas seulement à cause de la raison susnommée.

La fatigue aidant, ma tempe se colle bientôt contre la vitre gelée, la sensation de froid me soutirant une lourde expiration lasse. J'aurais pu refuser de le voir maintenant, mais c'est chose impossible, étant donné que je sature déjà de mon trop plein d'énergie, & puis... Je ne peux rien lui refuser. & il le sait, il en joue abondemment. Je le hais pour ça. C'est qu'il en viendrait à me connaître, & presque trop bien. Bien heureusement pour moi, Se Jong ne devinera jamais ce que je cèle dans un coin esseulé de mon palpitant. S'il venait à l'apprendre, il me rendrait la vie encore plus impossible qu'il ne le fait déjà, & ça je ne le veux pas. Mais c'est une chose qui n'adviendra probablement jamais, à force de me battre avec lui, j'ai appris à ne lui répliquer que par la haine. & puis, lui révéler mes sentiments, tout en sachant pertinemment qu'il n'en aura rien à faire, n'est pas une idée qui me séduit. Je suis trop jeune pour un libertin comme lui, trop sage & parfaite, ou imparfaite, n'étant pas faite du même métal que ces filles qu'il s'évertue à courir. Oui, je ne suis pas humaine.

Ça ne me navre pas, puisque j'affectionne ce que je suis, j'affectionne l'héritage que m'ont offert mes géniteurs. Il est vrai néanmoins que j'envie parfois ces demoiselles, assez quelconques, qui n'ont besoin de se décharger ou de se recharger d'énergie afin de ne pas succomber. Pas pour le côté pratique, mais plutôt pour l'intérêt qu'elles suscitent à l'égard de mon partenaire qui, obsédé par le fait de paraître le plus humain possible, recherche leur compagnie avec une ferveur telle, que je la qualifierai aisément de proche du désespoir. Une moue à peine esquissée s'empare de mes traits, alors que je me remémore notre première rencontre. Nous étions encore de très jeunes enfants, & ses géniteurs avait tenu à ce que je devienne sa partenaire de charge, peu de temps après sa première crise. J'avais déjà développé le gène & mes parents, en bon termes avec ceux de Se Jong, consentirent sans que ces derniers n'aient à insister longtemps. Ainsi, ce fut avec lui que j'eus mon premier baiser. Si ce songe me fait parfois sourire – vous savez, comme ces collégiennes enamourées – je devine qu'il doit en être autrement pour le jeune homme. Au mieux, ça ne fait que le répugner.

Malgré le fait que je souffre de son attitude envers moi, je suis consciente que c'est notre haine mutuelle qui rend nos échanges un tant soit peu vivants. Sans elle, je serais transparente pour Se Jong, & c'est pour cette raison que je m'obstine à alimenter le brasier de nos virulents échanges, par crainte qu'il ne me porte plus le moindre intérêt. C'est puéril, mais je ne suis encore qu'une enfant, en soi. J'ai besoin de ses paroles, & ce même si elles me font bondir, hurler, bouillonner. Il n'y a que dans ces instants-là que je me sens avoir de la valeur à ses yeux, que je me sens son égale. Je ris faiblement, jaune. Ces derniers temps, Se Jong ne fait plus qu'occuper mon esprit. Si ça me dérange ? Bien sûr. C'est une plaie de l'avoir dans le crâne, même lorsqu'il est loin. Il m'arrive parfois de m'attarder sur les raisons me poussant à subir régulièrement sa colère, & à le lyncher verbalement tout autant. Mais la réponse est évidente, & je ne cherche plus.

Une seconde secousse du véhicule, moins clémente, me force à me redresser excessivement droite dans mon siège, aux semblants de bloc de marbre. Le voyage est bien inconfortable. »