« Invisible. C’est ce que je suis, aux yeux des autres. Les seules fois où ils daignent m’adresser un regard, c’est pour me considérer comme une bête de foire. Suis-je si monstrueuse ? »

Ju Yeon est une jeune fille qui garde encore des traces de l’enfance sur son visage. Elle a un visage assez rond, et de grands yeux de biche d’une noirceur frappante. Elle les maquille juste ce qu’il faut, d’une couleur assez discrète, pour s’efforcer de paraître jolie. Non pas qu’elle ne l’est pas d’origine ; elle veut juste dissimuler cette laideur que les autres voient en elle, en sachant à quel point elle est intelligente. Intelligente à en devenir un monstre aux yeux de tous. Alors, elle essaie d’avoir l’air jolie.

Peu nombreux sont ceux qui l’ont vue sourire en public. De toute façon, peu nombreux aussi sont ceux qui ont voulu la rendre heureuse ou la faire rire. A force de subir des moqueries au quotidien, Ju Yeon s’est créé un masque impassible qui ne laisse rien deviner de ses émotions. Et pourtant, il n’est pas rare de voir une larme perler au coin de ses yeux.

Chaque jour, ses longs cheveux châtains (elle les a teints sur un coup de tête, en croyant que changer de couleur pourrait changer le regard des autres) sont impeccablement coiffés et attachés, ornés d’accessoires un peu fantaisistes, qui s’associent à son look un peu particulier. Son style vestimentaire est assez spécial. Ju Yeon revêt souvent de longues robes dons les tons clairs, qui lui confèrent une certaine pureté s’alliant à merveille avec son air de poupée. Elle aime beaucoup les fleurs, et trouve toujours le moyen d’en mettre une petite touche sur ses habits.

Au niveau de sa silhouette, Ju Yeon est assez petite et ne possède pas encore toutes les formes qui feront d’elle une femme. Elle est même un peu rondelette, mais cela est surtout visible au niveau de son visage. En somme, la jeune fille n’est encore qu’une enfant en plein épanouissement. Une rose sur le point d’éclore.

« Surdouée et seule. Est-ce que c’est une sorte de punition ? Tu me comprendras, toi au moins, n’est-ce pas ? »

Il ne faut pas croire que Ju Yeon est quelqu’un d’asocial. Des amis, elle rêve d’en avoir depuis qu’elle est toute petite, et ce n’est pas faute d’avoir essayé à maintes reprises de nouer des liens. Les autres la craignent ou se moquent d’elle à cause de ses capacités intellectuelles surdéveloppées. Depuis qu’elle a trois ans, on la qualifie de surdouée : et pour cause, la jeune fille a une faculté de mémorisation et de compréhension incroyable. Elle parvient, par exemple, à analyser et à résoudre un problème mathématique avant même que les autres élèves n’aient le temps de finir de lire l’énoncé. Elle n’a jamais tenu à se distinguer de la masse – du moins, de son plein gré – et c’est pourquoi elle n’a jamais voulu intégrer une école spécialisée. Au fond d’elle, Ju Yeon a toujours voulu être considérée comme une personne normale, malgré son talent.

Mais cela lui est impossible, alors elle reste seule.

Elle n’est pas solitaire, puisque sa solitude ne vient de pas de son fait. Elle est juste seule. Et même si elle a fini par s’habituer à cette camarade d’infortune, nombreuses sont les fois où elle en souffre. A force, elle a de plus en plus de mal à s’ouvrir aux autres. Il n’est même pas sûr qu’elle sache comment gérer une relation, quelle qu’en soit la nature.

Ju Yeon n’a jamais su non plus comment exprimer ses sentiments. Elle ne parle pas de ses problèmes à ses parents, car elle ne veut pas les inquiéter. Mais elle n’a aucune personne à qui se confier, et garde tous ses secrets pour elle. Elle ne laisse pas non plus le plaisir aux autres de voir à quel point elle se sent faible et impuissante, lorsqu’elle subit leurs brimades quotidiennes. Depuis le temps, elle a appris à contenir ses larmes en public. Seulement, il n’est pas rare qu’elle laisse éclater son trop-plein d’émotions lorsqu’elle se retrouve seule, chez elle.

Malgré son Q.I. très évolué, Ju Yeon est une enfant modeste. Elle ne se permettra jamais de mettre en avant son intelligence, dans le but de rabaisser les autres. Si elle ne peut s’empêcher de répondre aux questions lorsqu’elle en connaît la réponse, c’est parce qu’elle aime particulièrement parler de choses qui l’intéressent. Et elle trouve de l’intérêt dans une infinité de sujets, que ce soit la culture générale, les sciences ou tout simplement la musique. Cependant, elle ne peut se permettre de partager son savoir qu’en classe, où seuls ses professeurs ont la décence de l’écouter. S’il s’agissait d’une discussion avec ses camarades de classe, elle savait pertinemment que ceux-ci se mettraient instantanément à soupirer avant de se désintéresser. Pour eux, elle était trop barbante. Trop adulte, peut-être, malgré son jeune âge.

Mais cela ne signifie pas non plus que Ju Yeon n’aime pas les choses appartenant à sa génération : il ne faut pas croire qu’elle n’écoute que du Beethoven ou ne lit que de la vieille littérature française. Au contraire, elle apprécie beaucoup la pop coréenne, et même américaine ou tout simplement outremer.

La jeune fille est une rêveuse. Puisqu’on l’exclut de la réalité, elle se réfugie dans un petit monde idéalisé et s’y enferme dès qu’elle en a l’occasion. C’est un cocon de douceur dans lequel elle trouve du réconfort. Elle aime imaginer à quoi ressembleront son âme sœur et les circonstances de leur rencontre. Un beau jour, il lui est même venu l’idée de commencer à lui écrire des lettres, comme une sorte de journal intime qu’elle tient régulièrement. C’est là un moyen pour elle d’évacuer ce qu’elle ressent. Chaque lettre est donc destinée à son âme sœur ; elle les plie soigneusement dès qu’elle en termine une et l’insère dans une enveloppe avant de la ranger soigneusement dans la cachette secrète, avec les autres. Ju Yeon envisage de les lui donner une fois qu’ils auront parcouru un long chemin ensemble.

« On ne se connaît pas encore, mais on m’a déjà beaucoup parlé de toi. En fait, nous sommes âmes sœurs. C’est étrange, n’est-ce pas ? Toi et moi, nous serons censés partager un lien très fort, un lien chimique et biologique. Mais honnêtement, j’ose espérer qu’il y aura un peu plus que ça.

Par où devrais-je commencer ? Nous sommes le 20 juin 2012, et je viens d’avoir quinze ans. Aujourd’hui, mes parents m’ont encore suggéré d’entrer dans cette école spécialisée dont j’entends parler depuis mon enfance. Par « spécialisée », j’entends… Un établissement pour les gens dont les capacités intellectuelles sont surdéveloppées. Des gens comme moi, à vrai dire. Tu ne prends pas peur, dis ? Si tu as peur, je serai à jamais seule. Tu es la dernière personne qui puisse encore m’accepter comme je suis. Avec les autres, ça n’a jamais fonctionné…

Tout ça à cause de mon intelligence ; on m’a reconnue surdouée dès l’âge de trois ans. A partir de là, tout s’est compliqué. Je comprenais tout plus vite que tout le monde, et l’écart s’est creusé à mesure que les années avançaient. J’ai même sauté deux classes ; les deux premières années d’école primaire, puisque je savais déjà lire, écrire et compter. Maman me disait même qu’à cette époque, je savais déjà faire des divisions et des multiplications.

Les autres élèves m’ont toujours fait me sentir dans un monde à part, isolée de la réalité. Comme si je n’avais pas le droit de partager la même vie qu’eux. Je sais que c’est idiot, mais j’en suis souvent venue à me demander si j’avais même le droit de vivre, puisque je n’étais pas conforme à leur normalité. Je ne sais plus depuis combien de temps je subis ce quotidien rythmé de brimades et de solitude. A leurs yeux, je suis comme une sorte de monstre : une mentalité d’adulte dans un corps d’enfant. Certains s’amusent à me surnommer Esther, tu sais, comme ce film d’épouvante où le personnage principal est atteint d’une maladie qui me semble être une sorte de nanisme hypophysaire. Quand une personne voit sa croissance retardée à cause d’un déficit d’hormones de croissance, normalement sécrétée par l’hypophyse. Mais ce surnom est totalement déplacé, puisque c’est loin d’être mon cas. Ils prétextent aussi que c’est dû à mon style vestimentaire, semblable à celui de cette Esther. Par conséquent, ces petits malins s’imaginent que je fourmille d’idées toutes plus morbides les unes que les autres, et qu’un de ces jours je vais les assassiner dans leur dos. Ce qu’il ne faut pas entendre ! Je veux seulement avoir des amis, est-ce trop demander…? »


« […] Mes parents croient que, comme je suis Twao, je suis encore plus exceptionnelle. Eux sont humains, et comme pour cette histoire de quotient intellectuel plus élevé que la moyenne, ils m’acceptent telle que je suis. C’est tout de même rassurant de savoir qu’ils sont là pour me soutenir. Mais je ne peux pas constamment me reposer sur eux en cas d’ennuis.

Je crois quand même que j’ai de la chance d’être Twao. Au moins je sais que tu seras là. Alors que si j’avais été une simple humaine, je n’aurais pas eu d’espoir à alimenter et qui me permettrait d’avancer. Quand tu seras là, je n'aurai plus à changer de Donneur en permanence. C'est assez embêtant, quand j'ai besoin d'une charge en urgence et que je n'ai personne vers qui me tourner, parce que tous me fuient. »


« […] Mon frère jumeau est toujours aussi insupportable. Il aurait pu être un des seuls soutiens sur lesquels je puisse compter dans ma vie, mais au lieu de ça il me fait clairement savoir qu’il me déteste. Le plus décevant, c’est qu’il s’agit des mêmes raisons que tous les autres. La génétique et la matière grise. Pour lui, je ne suis que la fille qui lui vole l’amour de ses parents. De nos parents. […] J’aimerais tellement qu’il comprenne que je ne suis pas son ennemie. Nous partageons le même sang, et plus encore. »



« 혜민 선생님* (*Professeur Hye Min) et moi avons discuté durant une bonne heure, à la fin du cours hebdomadaire. Nous nous sommes confiées l’une à l’autre, comme nous prenons l’habitude de le faire depuis quelques temps. Je sais bien que ce n’est pas règlementaire, et elle le sait également. Mais je crois que, malgré tout, l’une comme l’autre nous avons besoin de quelqu’un qui l’écoute. Elle est peut-être la seule personne qui m’accepte telle que je suis. En dehors de mes parents, bien sûr.

Et en dehors de toi. Je bous d’impatience à l’idée d’un jour faire ta connaissance. Si au moins je pouvais avoir un petit indice quant aux circonstances de notre rencontre… Tu sais, j’ai rêvé de toi cette nuit. Je me promenais le long du fleuve Han, et je me suis assise sur un banc. Je lisais un des livres que 혜민 선생님 m’a conseillé. Au début, on aurait pu croire à une scène de ma vie quotidienne ; des camarades de classes sont passés par là et ont commencé à me harceler, comme ils le font d’ordinaire. Mais tu es arrivé. J’ai su que c’était toi. Tu n’as même pas eu besoin d’utiliser la violence pour nous débarrasser de ces gêneurs. Tu étais un peu comme… Un prince charmant, chevauchant son fidèle destrier et venant à mon secours. Seulement, mon subconscient n’a pas réussi à définir les traits de ton visage. Mais ce n’est pas si grave, car j’y vois là un signe, et je m’accroche fermement à l’espoir de te rencontrer dans un futur proche.

Très proche. »