Il en avait marre. Depuis son arrivée en Corée, Ming en avait marre d'absolument tout, de façon encore plus démesurée qu'avant. Il en avait marre des gens, de l'atmosphère, de son travail. Il était rentré dans une agence de mannequins en tant que stagiaire, en espérant pouvoir se faire remarquer en tant que potentiel mannequin, mais non, il passait son temps à courir entre les étages, les bras chargés de photocopies ou de vêtements pour le prochain shooting du modèle en vogue. Il n'avait même plus le loisir de passer du temps avec Mei, son trésor. Elle allait à' l'université tôt le matin, il rentrait souvent tard le soir. Plus rien n'allait dans la vie du jeune chinois.

Allongé sur son lit, Ming contemplait le plafond. Depuis plus d'une heure. La lumière de la chambre de Mei était éteinte, celle du salon – où dormait Ming – aussi. Il n'était pourtant que vingt-deux heures, mais le jeune homme avait bien vu l'air fatigué que sa sœur avait traîné toute la soirée, en lui assurant pourtant qu'elle allait bien. En bon grand frère, il lui avait fait à manger, et l'avait envoyée dormir dès qu'elle avait terminé, lui assurant qu'il s'occuperait de la vaisselle et de tout ce qui avait besoin d'être fait dans leur petit appartement. Le seul problème, c'est qu'il avait terminé, et n'avait plus rien à faire, sans avoir pour autant envie de dormir.
Il n'allait pas rester comme ça jusqu'à ce que le sommeil lui tombe dessus. Si Ming manquait cruellement de quelque chose, c'était bien la patience. S'extirpant de son lit, il se remit debout, cognant au passage sa tête contre le plafond ; cela faisait déjà plusieurs mois qu'ils vivaient là, mais il n'avait toujours pas réussit à s'habituer à la mezzanine sur laquelle il dormait. Tenant des deux mains le dessus de son crâne en espérant que la douleur s'en aille, il descendit lentement de son perchoir, se plantant devant la fenêtre sans rideaux du salon. La nuit était déjà tombée, mais les rues étaient encore animées et pleines de monde. Depuis qu'ils avaient emménagé ici, à Séoul, Ming n'avait pas une seule fois mis le nez dehors en pleine nuit, alors qu'il adorait sortir se promener seul une fois le soleil couché.

Un soupir s'échappa de ses lèvres, et le jeune homme lança un dernier coup d’œil vers la chambre de sa sœur. Lorsqu'ils étaient encore en Chine, il sortait souvent de la maison en pleine nuit sans prévenir personne. Mais ici ? Mei serait peut-être surprise si jamais elle venait à se réveiller et à ne pas trouver son frère dans son lit. Préférant ne pas prendre le moindre risque, il griffonna rapidement un mot qu'il posa sur la table, avant de remonter sur la mezzanine, enfilant un pantalon noir comme la nuit et ceignant ses jambes et un débardeur large et tombant, par dessus lequel il jeta une veste en cuir. Il n'allait pas non plus à un défilé de mode, tout juste marcher une heure ou deux dans les alentours, qu'il n'avait pas encore explorés.

Arrivé dehors, Ming leva les yeux vers le ciel sans étoile le surplombant. Tout était si différent ici. Il assimilait plutôt bien la langue, mais le pays lui restait complètement étranger. Il était pourtant bien parti pour y rester, alors peut-être serait-il temps de considérer cette ville, cet endroit comme son nouveau chez lui, et non un lieu de passage éphémère comme il avait fait jusqu'à maintenant.
Sans s'en rendre compte, le jeune homme s'était mis en marche, dans la direction qu'il prenait lorsqu'il sortait travailler, tous les jours. Ce qui n'était pas dans son objectif d'explorer la ville de nuit, tranquillement. Enfin, pour la tranquillité il repasserait, vues les innombrables personnes se bousculant sur les trottoirs et les voitures passant à vive allure près de lui. Complètement au hasard, il bifurqua donc au premier carrefour, suivant le chemin d'un groupe de jeunes passablement éméchés. Vaguement conscient de ce qui l'entourait, Ming se mit à penser qu'il n'avait jamais été du genre à boire. D'abord car il n'avait strictement jamais eu personne avec qui sortir le soir, aussi parce qu'il n'en avait absolument pas l'envie ni n'en voyait l'intérêt, et surtout parce qu'il se demandait toujours ce qui pourrait arriver à sa chère sœur si jamais il venait à s'absenter ne serait-ce que plus d'une heure un soir. Passer une soirée dans un bar à discuter avec des amis faisait partie des expériences qu'il n'avait jamais eu. Et la liste de ces choses était extrêmement longue, pour un garçon en bonne santé de vingt-deux ans ..

« Ah. »

S'arrêtant au beau milieu du trottoir, Ming – accompagné de quelques « eh, t'es au milieu du chemin ! » – décolla ses yeux du sol, où des gouttes de pluie avaient commencé à s'abattre. Magnifique. Il n'avait plus qu'à prier pour que cela soit de courte durée. De toute façon, il n'avait jamais été du genre à hurler à la mort lorsque quelques gouttes d'eau venaient s'écraser sur lui. Par mesure de précaution, il préféra tout de même chercher un chemin pour rentrer. Si jamais il tombait malade, son patron lui ferait toute une scène, et Mei l'assommerait pour qu'il reste dans son lit sans bouger le plus petit doigt de pied de toute la journée. Un sourire s'inscrivit sur son visage à cette simple pensée. Les moments où les rôles s'inversaient, et c'était la sœur qui s'occupait du frère étaient rares, mais très appréciés par Ming.
Ce ne fut qu'après une dizaine de minutes à marcher au gré des rues que le jeune homme dut se rendre à l'évidence. À marcher sans regarder où il allait, il avait réussit à se perdre. Les enseignes des boutiques et restaurants ne lui disaient strictement rien, et il avait conscience d'avoir marché suffisamment longtemps, plongé dans ses pensées, pour se trouver à quelques kilomètres de chez lui. Parfois, le fait qu'il ait la faculté de marcher rapidement et sans en avoir conscience était quelque chose de très embêtant. Surtout quand il décide de s'aventurer en pleine nuit dans une ville qu'il ne connaissait pas.
Pour arranger les choses, le chinois sentit la faible pluie qui lui tombait dessus depuis dix minutes se transformer en une grosse averse. Ce fut donc trempé jusqu'aux os qu'il se mit à courir, à la recherche d'un abri-bus ou d'une station de métro. Il abandonna néanmoins très vite et finit par se résigner à entrer dans le premier bar ouvert afin d'attendre la fin de l'averse dans un endroit chauffé. L'air renfrogné, il s'engouffra dans un établissement plein à craquer de jeunes comme ceux qu'il avait aperçus plus tôt, hurlant et riant, trop fort à ses oreilles. Ôtant sa veste, il ébouriffa ses cheveux blonds, collés à son crâne à cause de la pluie, avant de se frayer un chemin jusqu'au bar. Puisqu'il était là, autant qu'il fasse une de ses premières expérience de « vrai jeune normal ». Heureusement que son portefeuille ne quittait jamais la poche arrière de son pantalon, il aurait été bien embêté.

Après s'être laissé lourdement tomber sur un tabouret, Ming laissa son regard parcourir la salle bondée. Il n'aurait jamais pensé qu'à vingt-trois heures, en pleine semaine, autant de gens puissent passer leur soirée dans un établissement pareil. N'avaient-ils rien de mieux à faire de leur vie ? Une fois encore, il s'agissait des pensées de quelqu'un ayant sûrement grandit trop vite, mais il n'arrivait pas à comprendre. Peut-être plusieurs d'entre eux s'étaient, comme lui, réfugiés à cause du mauvais temps .. Bien qu'il soit le seul à dégouliner sur le sol.
Reportant son regard devant lui, Ming commença à réfléchir à ce qu'il allait bien pouvoir commander, lorsque ses yeux tombèrent sur le barman. Il n'avait jamais été du genre à dévorer les gens du regard, vraiment, il avait plutôt l'habitude d'être celui dévoré du regard. Mais l'homme devant lui pourrait se vanter d'avoir absolument monopolisé l'attention de Li Ming en ce jour. À tel point que le jeune homme en oublia complètement qu'il allait, à la base, commander une boisson. Un visage fin, une tignasse blonde tirant sur le roux, un grand gabarit. Il avait un charisme atypique mais incontestable.
Et Ming se voyait dans l'incapacité totale de dire ou faire la moindre chose.

Trop foncée. Trop claire. Trop saturée. Pas assez de contraste. Une à une les images défilaient sur l’écran d’ordinateur du jeune homme. Les sourcils froncés, se mordant légèrement l’intérieur de la lèvre, son nez remuant de temps à autre pour traduire son mécontentement, Adam continuait de taper sur la touche pour faire avancer le tirage. Assis en tailleur à même son tapis, il avait introduit sa carte mémoire dans la fente de la machine et regardait le résultat de son travail ces derniers jours. Dire que ses clichés lui plaisaient serait mentir ; Adam était beaucoup trop perfectionniste quand il s’agissait de son travail, et surtout, il demeurait un éternel insatisfait. Le jeune homme s’acharnait à repérer les défauts de ses photos, jusqu’au moindre petit détail, délaissant ainsi l’effet global, qui lui, même avec la petite liste de défauts énumérée, s’avérait être plutôt bon. Adam se mit à grogner de frustration, finissant par fermer l’écran de son ordinateur et se pencher en arrière pour s’allonger. Un soupir traversa ses lèvres et son bras vint cacher ses yeux de toute lumière. « Ma… j’arrive à rien… pourrais-tu arrêter de te moquer de moi ? ». Non il ne parlait pas seul, enfin, techniquement si, mais aux yeux du jeune chinois, il n’était pas seul. Il pouvait clairement voir sa mère assise confortablement sur son canapé. Cela faisait partie de ce que n’importe qui appellerait « folie » ; cela faisait partie de son mode de défense selon lui. Depuis qu’il vivait en Corée du Sud, il avait l’impression de la voir moins souvent, il avait l’impression qu’il avait moins besoin d’elle. Etait-ce une bonne chose ? Il n’en était pas sûr, il n’était que trop habitué à la voir dans son quotidien, à parler et que quelqu’un que seul lui peut entendre lui réponde. Mais, ce n’est que de l’habitude pensait-il, alors pour changer les choses, pour avoir un autre type de réconfort, autre que les receveurs. Adam se mit à rire doucement, retirant son bras de son visage, voyant clairement son chien lui lécher le visage. « T’en fais pas Wang, je ne parle pas seul, je t’assure ! ».

C’était étrange de se dire qu’il parlait plus quand il était seul chez lui, que lorsqu’il sortait ne serait-ce que pour faire les courses. Adam est timide, c’est juste qu’il sait très bien le cacher, tout comme son côté fragile, ses blessures, ses cicatrices. Il est devenu très fort pour tout cacher et ne jamais rien montrer. Paresseux, il se redressa, prenant son grand chien contre lui, jouant avec ses oreilles en les tirant doucement. « Wang, tu restes sage ce soir ha ? Je risque de rentrer tard encore, mais promis, demain, nous irons promener aux bords de la rivière. » Le jeune homme sourit. Et si on lui demandait, il dirait que son chien aussi avait souri. La langue rugueuse de l’animal alla encore à l’encontre de la joue de son maître. Ce dernier se leva, vérifiant son portable dans un premier temps, puis le reposant en voyant qu’il n’avait pas de messages, mais surtout, en constatant que s’il ne se bougeait pas, il serait en retard pour le travail. Le temps passe trop vite en été, il avait encore du mal avec cette notion de temps. Rapidement, il prit une douche fraîche et ouvrit ensuite son armoire ; jean coupe droite, un débardeur blanc à col V, un gilet en jean, et un col dans les tons gris. Profitant de ses cheveux encore humides il y mit forme à l’aide d’un peu de cire pour cheveux et enfila ses chaussures. « Qu’est-ce que tu en dis Wang ? » demanda-t-il alors qu’il ajustait ses divers bijoux en lui servant sa nourriture. Un dernier coup d’œil au miroir, et il partit pressé, faisant bien attention à n’avoir rien oublié, ni ses clés, ni son badge, ni son porte feuilles. Tout allait bien.


Le grand jeune homme poussa la porte arrière du bar et salua les autres employés avec un grand sourire. Certains lui demandèrent s’il avait passé une bonne journée, ce à quoi il répondit brièvement. Adam n’était pas bavard, mais une fois le service commencé, ce ne serait pas la même chose. Il posa son sac dans son casier et retira son col, puis, il quitta son gilet pour revêtir celui du bar et entrer en salle. Ce soir ils seraient quatre à servir, deux à débarrasser, mais il fallait que tout soit en place pour l’ouverture. Un coup d’éponge sur les tables, et Adam fit signe aux gardes de lever les rideaux de fer et d’ouvrir les portes. Son compagnon lança la musique et les lumières, et tous se placèrent derrière le bar. Et voilà, la timidité et la discrétion du jeune chinois pouvaient désormais s’envoler…

Le shaker semblait flotter entre ses mains, volant au rythme des basses que les enceintes lâchaient pour le plus grand bonheur des clients présents. Ce bar était toujours plein, quelque soit le jour de la semaine, et l’ambiance était toujours aussi fêtarde. Les mains d’Adam semblaient connaître leurs partenaires de travail par cœur ; les verres, les bouteilles et les shakers n’avaient plus de secret à dévoiler. Il servit le cocktail dans un grand verre, et les glaçons colorés vinrent accompagner le liquide, une paille, et voilà, demoiselle servie avec en cadeau, un clin d’œil charmeur de la part du barman.
Le chinois regardait du coin de l’œil les gens entrer avec leurs parapluies ou mouillés à cause de la pluie. Le temps avait donc changé bien vite. L’autre barman, s’appuya sur le comptoir pour souhaiter la bienvenue à tout nouvel entrant, « goûtez nos shooters et réchauffez-vous avec nous ! » disait-il, ce qu’Adam approuvait en applaudissant.
Dix petits verres s’alignèrent sur le comptoir à la demande d’une jeune demoiselle, tenant ses billets en main, visiblement entamée, et son amie l’encourageant à redemander à boire. Le grand blond prit deux bouteilles dans chaque main afin de réaliser les shooters demandés. Il n’y avait que lui pour ne pas comprendre que si on le sollicitait autant, si on consommait autant avec lui, et ce surtout au niveau de la clientèle féminine, c’était parce que toutes elles souhaitaient qu’il les remarque. Encaissant la somme dûe, la jeune femme posa deux shooters pour Adam, en donnant un à son amie. Il rit, prenant un des verres directement entre ses lèvres, sans les mains, penchant la tête en arrière après avoir fait tinter le verre contre celui de la cliente, et avala le contenu en une gorgée. Cela était courant désormais, n’est-ce pas ?

Il prit les pelles pour les glaçons et commença à taper les bouteilles en rythme, s’il avait choisi la batterie comme instrument chez lui, ce n’était pas un hasard. Et puis, après quelques percussions, il arrêta de jouer. Ses cheveux lui collaient au visage, et il semblait perdu. Pas Adam non, mais le client qui s’était assis non loin de lui. Il était trempé, il semblait ne pas coller au décor, et le grand barman ne put reporter son attention sur autre chose. Certes il ne le fixait pas, mais du coin de l’œil il surveillait. La bartender allait pour demander au client ce qu’il désirait, mais sans comprendre pourquoi Adam s’avança à elle. Il voulait le servir. Point. Alors il posa ses coudes sur le comptoir, le regardant, esquissant un léger sourire en coin. « Avez-vous choisi ou vous voulez du conseil ? » dit-il en ton rieur, Adam voulait voir un sourire sur le visage de ce client.

Li Ming avait rarement sa langue dans sa poche. Il était loin d'être bavard, préférant même se murer derrière un silence profond plutôt que communiquer avec l'espèce humaine qui évoluait autour de lui. Cependant, il pouvait toujours trouver quelque chose à dire, dans n'importe quelle situation, il avait de la ressource. S'il voulait parler, il le faisait. Alors pourquoi, à cet instant précis, était-il absolument incapable d'articuler le moindre petit mot ? Il aurait pu lancer un « sers-moi un verre, tu veux ? », ça n'aurait pas été compliqué, ça collait parfaitement dans le contexte, ça n'engageait absolument à rien à part peut-être à réussir à capter l'attention de ce magnifique barman que voilà.
Tentant de se remettre les idées en place, le jeune homme détacha – avec grandes difficultés – son regard du beau blond, non sans noter que celui-ci semblait lui aussi garder un œil sur lui. Ming empêcha un léger sourire de grimper sur ses lèvres. D'abord parce que sourire ne faisait absolument pas partie de ses habitudes, et qu'il réservait ses rares visages souriants à sa petite sœur, et ensuite parce que, vraiment, il n'avait aucune raison de le faire. Un beau garçon laisse traîner ses yeux sur sa silhouette – et encore, n'était-ce pas un effet de l'éclairage ? - il en faudrait plus pour que Li Ming se laisse aller à laisser une émotion s'installer sur son visage, non ? Il n'avait pas passé des années à se cacher derrière un masque dépourvu de sentiments ou presque pour se mettre à sourire niaisement dans un contexte pareil. Des gens qui le reluquaient, il en croisait pourtant beaucoup dans le métro ou dans les rues, et à tous ceux qu'il arrivait à surprendre, il leur lançait son rictus, l'air de dire « dommage mon coco, je t'ai vu ! ».
Mais sans se l'expliquer, le jeune chinois n'avait pas envie d'adresser ce demi-sourire en coin au barman. Quoi, Ming faire preuve de timidité ? Et les éléphants roses, ça vole aussi ? Si Ming était sûr de ne pas posséder un trait de caractère, c'était bien celui-ci.

Bien décidé à ne pas se laisser distraire, le jeune homme chercha du regard une quelconque carte, ou un tableau lui indiquant ce qu'il pourrait bien tenter d'avaler. Toutes les personnes autour de lui se baladaient en brandissant fièrement des verres aux couleurs aussi exotiques qu'elles n'inspiraient strictement rien au blondinet. Haussant un sourcil suspicieux lorsque ses yeux se posèrent sur un verre rempli d'un liquide verdâtre, Ming préféra se tourner à nouveau vers le bar. Dans le pire des cas, il montrerait au hasard la boisson d'un de ses voisins, et l'affaire serait réglée.
Seulement lorsque son dos reprit une posture correcte et qu'il fit de nouveau face aux étalages de bouteilles, Ming se retrouva nez à nez avec lui. Ce barman de tout à l'heure, qui semblait avoir été fondu à partir même de la vision que se faisait Ming de la beauté. L'espace d'une seconde, il laissa ses yeux parcourir le visage de l'inconnu, dévorant du regard ces traits fins et ces yeux perçants. Puis il prit conscience que ce bel homme était accoudé juste en face de lui. Près. Trop près.
Il y avait dans l'esprit du jeune chinois une définition extrêmement stricte de l'espace personnel. Personne n'avait le droit de rentrer dans son espace, son périmètre de sécurité, la seule surface où il se sentait suffisamment loin des autres pour ne pas se sentir en danger.
Alors il recula, lentement, prétextant de se réajuster sur son tabouret. Il n'avait pas non plus envie de sembler incommodé par la présence de Monsieur parfait à quelques centimètres de lui – non, c'était lui qui incommodait les gens, pas l'inverse. C'était toujours lui qui maîtrisait la situation et se débrouillait pour que tout aille dans son sens. Se forçant à rester calme, il posa à son tour ses coudes sur le bar, prenant tout de même soin de rester le plus éloigné possible de son vis-à-vis, qui lui adressait un léger sourire en coin. Ming n'aimait pas l'air confiant qu'il voyait sur ce visage. Tout chez cette personne semblait respirer la perfection.

Les quelques secondes d'échanges de regards avaient paru des heures aux yeux du jeune homme, avant que le barman ne brise le silence – si tant est que silence il puisse y avoir dans un bar bondé – entre eux deux, demandant au chinois s'il avait une petite idée de ce qu'il voudrait consommer. Et Ming n'en avait strictement aucune idée, mais il était ouvert à absolument toute proposition de la part du barman. Ce beau blond pourrait lui présenter une boisson marron-verdâtre qu'il l'accepterait et la viderait d'un trait.
Il devait se reprendre. Il n'était absolument pas venu ici dans le but de flirter avec quiconque, il avait une averse à éviter et un appartement à rejoindre avant les derniers trains. Même si, à l'instant même, il n'aurait pas dit non à rester exactement dans la même position pour les prochaines heures qui venaient. Forçant son visage à se parer de son habituel masque de fierté et de confiance, il pianota un instant sur la surface du bar d'une main, la seconde venant se poser sous son menton alors qu'il soutenait le regard de son vis-à-vis.

« Pas vraiment d'idées .. Je suis ouvert à toute proposition de votre part. »

Il accompagna sa phrase d'un très léger sourire. Ming avait bien conscience que sa phrase ne devait pas sonner innocente, malgré l'absence totale d'arrière-pensée dans son esprit. Il n'était pas là pour se trouver un nouveau jouet. S'il pouvait s'amuser une petite demie-heure, il n'allait pas cracher sur l'occasion, cela ne lui arrivait que trop peu.
Mais malgré le fait qu'il s'était laissé distraire – disons ça comme ça – par la beauté de l'homme devant lui, une partie de son esprit ne cessait de lui rappeler que sa sœur, sa petite Mei, pouvait à tout moment se réveiller et aller le chercher, pour découvrir qu'il n'était pas là. Qu'est-ce qu'elle penserait ? Elle savait bien qu'il ne l'abandonnerait jamais – n'est-ce pas ? Il fallait qu'il rentre, au plus vite.
Seulement, le bruit de l'averse qui continuait de s'abattre dehors n'était pas la meilleure des motivations à sortir de ce bar, où il se trouvait au chaud et au sec. Enfin, aussi sec que le permettaient ses vêtements trempés. D'un air absent, Ming tira sur le col de son T-shirt, écartant le tissu humide de sa peau. Quelle idée il avait eu de sortir cette nuit.
Focalisant à nouveau son attention sur l'homme en face de lui, il indiqua d'un vague geste de l'index son voisin de bar qui lui, avait l'air d'avoir un peu trop forcé sur la bouteille et n'avait même plus l'air de se rappeler de son nom. Et Ming n'avait aucunement l'intention de finir dans le même état.

« Si vous pouviez juste éviter quelque chose de trop fort .. Je dois quand même rentrer chez moi. »

Pas question de se prendre sa première cuite dans une telle situation. Il ne savait même pas s'il avait une quelconque tolérance à l'alcool ou s'il risquait de marcher en zig-zag à peine après un petit verre.