Victime. Aux yeux des autres, Ajita croulait sous le poids d’une existence non désirée. De taille moyenne, elle arborait des rondeurs harmonieuses parfois révélées par les subtiles courbes de son saree. Ses longs cheveux bruns tombaient sur ses épaules, emmêlés, noués les uns aux autres. Quelques fois, alors que ceux ci la gênaient, elle les rassemblaient modestement en un chignon grossier dont quelques mèches éparses s'échappaient révélant sa nuque ornée d'un fin collier en argent.

Sa peau légèrement foncée était parsemée de quelques cicatrices, symbole non négligeable de mauvais traitements. Ci et là des bleus inquisiteurs qui ne paraissaient pas l'oeuvre d'un accident. Les couleurs vives l’indisposaient, aussi était-elle vêtue plus communément d’un saree grisâtre, fragile et rapiécé. Ses mains meurtries témoignaient de son dur labeur.

Néanmoins, contrastant avec cette silhouette négligée, ses yeux reflétaient un éclat foudroyant, celui de la connaissance, de la détermination mais aussi de la rancune. D’un marron clairsemé, ils éveillaient en chacun un sentiment étrange de malaise et de fascination. Non, ses yeux n’étaient pas ceux d’une victime.

Comme dit précédemment, Ajita paraît faible, dépassée et totalement confuse. Au-delà de ces faux semblants, se cache une nature téméraire et volontaire qui jusqu’à récemment était restée tapis au plus profond de son être. D’abord sage et docile, les aléas de la vie l’ont conduite à devenir vaillante et déterminée.

Mystérieuse et peu encline à la parole, cette distance établie avec les communautés d’hommes environnantes cache en réalité une part d’ombre, blessure suppurante qui refuse de guérir et que la jeune femme s'acharne à omettre. Ajita, au-delà de cette démarche solitaire garde fermé dans un tiroir une âme vengeresse, animée par quelques sombres desseins, aussi malsains qu’effrayants. Sujette à une souffrance encore vive, elle en garde une profonde amertume qui la pousse dans ses retranchements et l’incite à adopter un comportement parfois jugé «exécrable ». Lorsqu'on l'interrogeait sur sa démarche, souvent le silence leur répondait. Ajita gardait sa souffrance cloîtrée et n'osait pas la communiquer aux autres.

Pourquoi succombait-elle aux pulsions de la Vengeance ? Tout simplement parce que cela la faisait sentir mieux.

Néanmoins, dotée d’un sens analytique aiguisé, Ajita sait reconnaître les personnes auxquelles elle peut accorder sa confiance. Une fois un lien établi, elle se complaît dans cette relation et laisse sa bonne nature se faufiler au travers de ses pensées obscures. Elle s'avérait alors d'une compagnie agréable qui partageait un avis aussi objectif que subjectif selon les demandes. Mûre, la malhonnêteté l'horripilait.

Une enfance des plus honorables quoique née sous le signe de la stricte éducation. En effet, Ajita vit le jour dans une famille des plus traditionnelles, aussi voua-t-elle son enfance de fille unique avec le plus grand sérieux. Désireuse de plaire à ses parents plus que tout autre chose, Ajita s’appliqua dans les études, la tenue de soi et le respect méticuleux des traditions. Mais bientôt, sa mère évoqua le mariage, un sujet dont Ajita ignorait encore tout mais ce manque de connaissance allait bientôt être comblé par le discours de sa mère, enchantée lors de la veillée de ses seize ans.

Accomplissant la destinée que sa mère avait désignée pour elle, Ajita se maria quelques mois plus tard à un homme dont la réputation n’était ni exceptionnelle ni insignifiante. Toutefois, derrière cette bonté apparente, un tyran résidait avec la plus grande distraction. Les premiers jours, il se montra attentif, conciliant et enjoué. Puis les semaines passèrent et de petites colères passagères faisaient soudainement irruption sans raisons notables.  Des mois s’écoulèrent alors tandis que cet homme imposait à Ajita multiples tâches difficiles voire humiliantes. La première année envolée, il succombait continuellement à ses crises de rage et frappaient sans retenue Ajita qui, ne trouvant aucun réconfort auprès de sa famille, débuta une phase de soumission qui l’empêcha de s’épanouir.

Ce traitement devint une habitude et quinze années s’étirèrent,  offrant à la vie une Ajita incapable de se tenir, affaiblie et maussade. Cette année là, Ajita appris qu'elle était enceinte. Une bien heureuse joie qui lui redonnait des couleurs, la soulageait et lui donnait de l'espoir. Son mari se fit par ailleurs plus doux, plus conciliant et Ajita y vit un bien commun. Il était aussi impatient d'avoir un enfant qu'elle. Mais après quelques mois, Ajita appris qu'elle donnerait naissance à une fille. Par mégarde, elle en informa son mari qui resta de marbre face à la nouvelle. Légèrement perturbée mais soulagé qu'il n'en tienne pas compte, Ajita continua de prendre soin d'elle.

Cependant, le lendemain, son mari la frappa, encore et encore, Ajita n'entend plus que le bruit des coups tandis qu'elle goûtait à ce liquide âcre qui noyait sa bouche. Il redoubla d'efforts, sans un mot sans un cri. Non, il ne dit rien, seule sa respiration troublait le silence macabre de la scène.

Il ne voulait pas d'une fille.
L'enfant mourut.
Ajita dépérit.
Plus que l'ombre d'elle-même suite à ce drame, elle sut en cet instant qu'elle ne pardonnerait jamais.

Les jours passèrent et alors qu’elle était allongée sur l'une des chaises du jardin arrière, contemplant le néant qu'était devenu ses jours, Priya, sa meilleure amie lui rendit une visite impromptue durant laquelle, elle lui donna un paquet où se trouvait une modeste somme d'argent ainsi qu'un billet pour Seoul. Là, Park Nam Gil, ami de longue date de Priya la prendrait en charge.

Cultivée, Ajita connaissait le coréen aussi accepta-t-elle sur une impulsion la chance qui lui était donnée. Ce Park Nam Gil serait-il conciliant ? Mais comment réagirait Armaan, son  maudit mari ? Ajita ne prit en compte aucune de ces questions, sa première motivation étant de quitter cette maison et s’enfuir loin, là où ses tracas apprendraient à se faire discret. Là où elle pourrait oublier son mari, et son enfant perdu.

Arrivée à Séoul, Ajita rencontra Park Nam Gil, jeune homme froid et distant qui acceptait par défaut la requête de son ami suite à une dette non remboursée. La relation entre les deux personnes s’avéra formelle, Ajita s’immergeant petit à petit dans le mutisme. Toutefois il accepta de l’accueillir à condition que celle-ci trouve un travail pour subvenir à ses propres besoins, ce qu’elle fit. Devenue serveuse à temps partiel dans l'Irish pub de Seoul, Ajita débuta une nouvelle vie.

Mais son passé la hanta et influença son comportement. D’autre part, quelques mois après son arrivée, Park Nam Gil l’informa d'une nouvelle des plus déplaisantes qui finit par assombrir définitivement l’immigrée. Armaan faisait son entrée à Séoul, bien décidé à la retrouver. Ainsi, Ajita ouvrit doucement le tiroir qui cachait l’âme même de sa vengeance.